"Tant qu'il y a aura des cabanes au fond des forêts, rien ne sera tout à fait perdu" - [Albrecht]

Dani et Albrecht ce n'est pas du tout la même énergie. C'est le soleil contre la nuit, le silence suivi du bruit. C'est les cheveux qui remuent en même temps que le son, le sourire blanc déployé sans retenue aucune. Ce sont ces pieds qui grimpent sur l'édredon et qui font danser un corps tout entier.

La nuit préfère attendre, écouter, regarder. La nuit est silencieuse et implacablement jalouse du soleil qui ne brille que le jour.

- A-attends...!

Pris dans le tourbillon des pas de danse, Albrecht passe sous un bras puis vire de côté comme un virage soudain. La peur de se cogner au coin d'un meuble, d'emmêler ses pieds quelque part, de tomber, d'échouer, de tout casser. C'est mieux que le jour parte se hisser au-dessus des draps pour continuer de jouer un air imperceptible du bout de ses bras. Nuit tranquille qui la contemple, admirative et solitaire, seule dans son écrin de ténèbres qu'on ne peut pas voir transparaître derrière son œil bleui.

À la fin du son, quand l'attention du soleil se penche sur sa cousine à la chaleur beaucoup plus froide, il se passe un instant de mutisme. Une réflexion lente qui travaille les neurones, fait le tri, range d'un côté les mélodies négligeables et de l'autre, celles qui lui feront vraiment plaisir à partager.

Et sans un bruit toujours, à pas feutrés contre le tapis molletonné, Albrecht rejoint la platine, lève la pointe de lecture puis troque le disque qui a commencé à chauffer. La comptine qui démarre alors est toute autre.


-- Jazz Suite, Waltz No. 2, Shostakovich.


Lorsque le morceau sans paroles commence à couler dans les oreilles c'est un flot de délice qui repose sur le visage détendu de celui ayant amorcé les premières notes. Partition d'un jazz velouté qui fut perdue pendant la guerre et reconstituée après, le chant du hautbois plonge Albrecht dans un recueillement profond dont le rythme cardiaque se confond au tempo qui s'inocule au cœur comme le plus divin des nectars.

Une main se tend.

- Sur ça, je peux danser. Est-ce que tu veux m'accompagner ?

- Je suis persuadé que l'univers s'est crée après que deux êtres se soient mis à danser.

Car danser fut probablement le geste initial de l'humanité.

Il murmure, sa voix entrelacée dans la partition qui se déroule jusqu'à leurs pieds. Main droite sur la hanche, sinistra levée guidant la route à suivre dans cette salle de danse improvisée où se meuvent les corps dans un bercement régulier. Logé dans cette boucle intemporelle le couple enlacé glisse sur le sol et tourne sur lui-même.

Albrecht fait ça avec tout l'amour dont il est possible, ses paumes qui retiennent cette enveloppe charnelle confondue à la sienne, le regard bleu dans son regard à elle. Un sourire timide et incertain qui soulève ses lèvres avant de disparaître pour laisser place à un sentiment plus profond et tapi qui ne demande que des battements de cœur pour vibrer.

Lentement sur ce menuet qui prend en ampleur, quelque chose se déchaîne et qui ressemble vaguement à La Valse de Camille Claudel se sculpte dans leur peau à tous les deux, marquant cette chair d'un air qui fut crée il y a tant années. Der Walzer.

C'est peut-être la première danse qu'il ait jamais partagée avec quelqu'un qui ne soit pas un Edelstein.

Quand le dernier soupir de la musique s'essouffle, Albrecht cesse de bouger. Son pas s'arrête, profondément ancré sur terre, le regard bleu qui s'abaisse, fixant une mélancolie lointaine cachée quelque part dans le cœur de Dani.

Le silence. Un disque qui continue de tourner mais sans son, seul un grésillement subtil subsiste, jusqu'à cesser complètement. Lentement Albrecht relâche le corps de sa partenaire, un pas en arrière, comme si ça y est, c'était le retour à la réalité et que ce genre de mouvement n'avait pas le droit d'exister.

Un sourire, si petit, qu'on le devine forcé pour éviter d'attiser le chagrin.

- J'ai l'impression que le gâteau est prêt.

Un parfum de pomme qui a réussi à trouver le chemin jusqu'à eux.

C'est simple dans ce cocon fragile au bois blanc dégarni et ses cris secrètement emmurés dedans, tout a été fait pour que personne ne puisse voir les fissures invisibles qui lézardent la bâtisse des Edelstein. On y a porté un soin vraiment très particulier pour que la tapisserie paraisse comme neuve dépourvue d'aspérités et c'est presque un travail d'orfèvre quand on comprend que cette maison date de la création de Stevenson.

De concert ça descend ensemble, on dirait des enfants à dévaler les marches comme ça l'un à la suite et sachant très bien où se rendre une fois au pied de l'escalier. La cuisine vite, ses parfums de sucre de pomme et de miel qui retentissent et coulent partout sans faire de tâche. Plateau de métal tiré avec les protections sur les mimines, strudel délicatement posé dans son écrin de porcelaine blanche, neige de sucre glace pour chapeauter la peau croustillante et dorée de ce chausson au pomme allemand.

- Goûte et tu me diras si c'est réellement super.

Il parle tranquillement pour éviter de déranger la pâte creuse qui durcit encore et fait émaner la promesse d'un bon repas puisque midi passé il est déjà. Sur la table deux assiettes s'opposent ; une moitié pour toi l'autre pour moi. Cri des pieds de chaises qui se rapprochent pour deux corps assis l'un en face de l'autre. Nuage de vapeur chaude qui grimpe et ferait naître son écran de buée au porteur de lunettes.

- On compte jusqu'à trois et puis on croque ?

Spoiler:

Lentement l'écorce de la pâte craque et libère ses arômes fruités. C'est quelque chose que Albrecht connaît très bien et pourtant c'est comme nouveau à chaque fois. Voir quelqu'un d'autre que Brynhild lui dire ça c'est très bien réalisé ça lui fait une folie au cœur et voilà il a les pommettes rouges du bonheur. Son petit sourire mutin qui hausse un millimètre de sa peau autour des lèvres pendant que la pâtisserie feuilletée s'émiette dans son assiette au fur et à mesure qu'elle se vide. Un vide qui fait peur et que tous les deux redoutent sans oser le dire.

- Merci de m'avoir aidé.

C'est vrai, elle a coupé les pommes en dés, elle a badigeonné le tout avec le pinceau de beurre et puis a enfourné avec lui. Tout ça c'est ce qui contribue à donner son goût à la nourriture, on dirait pas mais c'est une croyance profondément ancrée chez les Edelstein, l'amour du travail bien fait. Même si leur démarche est très carrée et construite dès le départ ils savent que plus vous y mettez de l'âme et plus ça prendra vie à la toute fin.

La trotteuse de l'horloge s'est comme qui dirait dépêchée puisqu'elle affiche déjà bientôt l'après-midi et que mon dieu l'après-midi c'est le signe du retour à la maison pour ceux qui n'y sont pas déjà. À table tout est vide les verres les assiettes. Si vide que ça fait un peu peur de parler après tout ce temps à mâcher sans perdre son plaisir et à rattraper les morceaux. Aux commissures, des perles de sucre et de miel.

La crête du dos enfoncée sur le dossier de la chaise, les quatre dents de la fourchette se posent contre le rebord de l'assiette.

- Il est tard...

Tard, il dit tard comme si la nuit allait tomber et qu'un tout autre visage la maison allait revêtir.

- Je te raccompagne ?

Voiture voiture ferraille debout qui ne roule plus. Un autre ventre qui digère la vie lui aussi.

Il s'occupera de la vaisselle plus tard, quand il sera seul. Quand Dani ne sera plus là.
... Plus là ?

- J'arrive !

Ses chaussures, bien qu'à aucun moment on ne l'ai précisé dans ce récit, ont retrouvé leur place autour des chevilles à Albrecht lorsque ce dernier a quitté la chambre pour descendre en cuisine. Aussi se lève-t-il maintenant de son siège pour rejoindre Dani au couloir, elle qui est déjà prête à s'envoler dans le lointain, rejoindre le chaos silencieux et invisible qui règne dehors. Une autre vision de l'enfer.

- Eum... Tu...

Est-ce que je lui demande si elle veut bien que je la raccompagne jusqu'à sa voiture ? Ou est-ce trop loin ? Peut-être que je vais avoir l'air d'insister ? Est-ce que c'est vraiment vrai cette histoire de voiture, ou c'était une blague et je l'ai prise au pied de la lettre ? Est-ce que si je la laisse partir, je la reverrai un jour ? Va-t-elle écouter les autres ? Les rumeurs, la colère, le poison. Va-t-elle faire attention à ces couteaux blottis dans les yeux des gens ? Et quand elle saura pour moi, pour Brynhild, pour ma famille, est-ce que ce sera toujours pareil ? Si je la laisse s'échapper, est-ce que j'aurai encore la chance d'apercevoir son sourire, l'entendre parler français. Est-ce qu'on pourra toujours faire à manger à deux, danser ensemble sur le même son, compter jusqu'à trois et croquer dans le miel ?

- Ça m'a fait vraiment plaisir.

J'ai l'impression de lui dire adieu, de la voir se dissoudre peu à peu comme des souvenirs quand on y pense très fort mais qu'on ne sait plus vraiment à quoi ça ressemblait exactement. C'est trop loin.

Alors je la regarde, le plus longtemps que j'ai pu jusqu'à maintenant. Ne pas tourner les yeux, ne pas fixer à terre, je connais ce sol et sa couleur par cœur, ça n'en vaut pas la peine. Je veux mémoriser un maximum de choses, comme ça ce soir et demain, après-demain, jusqu'à la fin, je pourrai me glisser dans la chaleur du souvenir d'aujourd'hui.

- Merci.