"Tant qu'il y a aura des cabanes au fond des forêts, rien ne sera tout à fait perdu" - [Albrecht]

- Les pâtisseries. À la maison, ils adorent ça. Alors des gâteaux, j'en fais. Des strudels. Tu connais ? Tu aimes ?

Parler de ses passions, c'est toujours une montée de plaisir intense pour Albrecht. Il n'a pas beaucoup l'occasion de s'étaler sur ses loisirs, sur ce qu'il fait en-dehors du travail. Certains disent qu'il passe le reste du temps enfermé chez lui ou n'importe où, à refaire les comptes des victimes tombées dans les camps, livres d'archives sur les genoux. Puisque ça plaisait tellement aux nazis, de compter, de ranger, d'ordonner, de crier, de dominer.

- La caisse, j'aurais pu faire ça. Mais ils ont pas voulu que ce soit moi. Dans une librairie j'aurais aimé travailler, c'est calme. Il y a plein de livres...

Ses doigts gigotent encore, comme si des souvenirs lointains ils caressaient entre eux.

- C'est quoi que tu écris ? Des poèmes ?

Peut-être qu'un jour, si elle veut, il lui lira les vers germaniques qu'elle a rangés sur la table.

Ach! Dans quoi il s'est empêtré Albrecht là maintenant ?
Faire à manger il sait faire, très bien faire si on écoute Brynhild, mais faire à manger pour quelqu'un d'autre que la famille c'est pas pareil. C'est différent. C'est se dire des choses en plus qu'on ne se dit pas en temps normal : "Est-ce qu'elle aimera ? Est-ce qu'elle préfère quand c'est bien cuit ou tout juste croquant ? Est-ce qu'elle aime le coulis ou elle préfère quand c'est brut et sans fioritures ? Est-ce que est-ce que est-ce que"
Trop de nouveaux paramètres à prendre en compte. La famille ça va ça fait 22 ans qu'il a eu le temps de s'accommoder aux goûts de tout le monde. Mais Dani elle tout juste 30 minutes maximum il doit la connaître. Il sait qu'elle aime les pommes. Bien rouges.

- J'essaierai de t'en faire un.

Il dit essayer. Pas parce qu'il pense pas être capable, mais parce qu'il sait pas si au sortant de cette tanière perchée dans les hauteurs boisées Dani se souviendra encore de leur discussion.
D'ailleurs cette pensée l'amène à tout autre chose. Et si, en retournant en ville, les rumeurs sur Albrecht l'atteignaient et métamorphosaient toutes ses opinions sur lui ? Et si elle le rejetait ? Et si elle dénonçait l'emplacement de cette cabane aux autres pour qu'ils puissent venir la détruire, la piller, la brûler, la démonter ou pire : la lui dérober. Il ne pourrait pas supporter ça, Albrecht.

Dès qu'elle s'éloigne Dani, près de la fenêtre, il a peur qu'elle s'envole.
Le fait d'écrire, au début ça lui plaît au blond parce qu'il aime ça de lire les lignes noires sur le papier parfumé. Découvrir la prose de chacun c'est entrer dans un monde nouveau qui fait partir loin.
Il ne sait pas quoi penser de Dani. Elle a un vent frais qu'elle apporte avec elle, quelque chose de bien et lointain qui fait palpiter un peu le cœur d'Albrecht, mais en même temps, il se dit qu'elle pourrait aussi disparaître le lendemain sans laisser de trace. Repartir avec le zéphyr qui l'a amenée ici.

Cette peur se ressent à travers ses mots.

- Tu vas rester combien de temps à Stevenson ?

Du coin de l’œil il cherche cette souillure rouge dans les draps, et très vite en détournant le regard, Albrecht il pense qu'il devra redescendre d'ici avec l'édredon dans ses bras.

Il est très attentif à ce que lui répond Dani, Albrecht, parce qu'il veut entendre les mots qui vont le rassurer : "rester", "longtemps".
Ces deux vocables-là n'apparaissent à aucun moment mais un autre synonyme a fait surface : "j'aime bien ici".

Est-ce du soulagement qui naît sur son visage tendu ? Probablement.

- Mais... tu vis quelque part en ce moment ? Tu as un foyer où dormir ?...

Mange-t-elle à sa faim ? Est-ce que cette pomme qu'elle a croquée a été son premier repas depuis longtemps ? C'est en pensant à ça que le cœur du blond se serre soudain. Et s'il l'avait privée du plaisir de se rassasier après une éternité !

- Non, j'ai déjà mangé. Mais toi tu... ça va ?

Après, Dani ne semble pas avoir la peau sur les os ou souffrir d'une quelconque carence. En tout cas il n'a pas cette impression Albrecht, mais il se demande quand même.
Peut-être bien que cette cabane pourrait se montrer plus utile qu'il ne l'aurait cru.

La voiture, quand on se met à voyager, c'est probablement ce qui fait office de nouvelle maison. On y mange, on y dort, on s'y déplace, on y voyage, et peut-être d'autres choses qui font un peu rougir Albrecht quand il s'essaye à imaginer davantage.

Forcément tourné vers le confort de l'autre, le voilà qui enchaîne :

- Si tu veux je pourrai te donner de quoi mieux dormir la nuit.

Il doit forcément avoir quelques couvertures de plus chez lui, des oreillers et leur taie. Peut-être même une ou deux peluches.

Toujours assis sur le matelas, il finit par se lever quand Dani parle d'une autre pomme.

- Non, c'était la dernière. Mais j'allais en rechercher de toute façon.

Son pas se dirige vers la porte, cette fausse barrière qui pourrait s'envoler au moindre coup de vent.

- Tu veux venir avec moi ?

Il ne se sent pas légitime à penser ce qu'il pense, Albrecht.
"J'aimerais qu'elle reste, le plus longtemps possible, comme ça on pourrait devenir amis."
Mais il a surtout peur de retourner à son état de solitude forcée si un jour, Dani disparaissait.
Johannes lui a dit. "Aimer c'est prendre le risque de te faire du mal un peu plus".

- C'est partout. Les pommes elles tombent partout.

Pour... pour la première fois on dirait qu'il lui sourit ! C'est minuscule et timide entre les tâches de rousseur et ses mèches blondes, et puis de tout en bas peut-être qu'on ne voit pas, mais si, c'est vraiment l'esquisse d'un sourire qu'on aperçoit là.

Fluidement il se saisit des premières marches de bois et se laisse glisser tout du long. Pas de clou, pas de morsure par d'accroc pas de bobo. Son jean bleu délavé le protège de tout, les baskets blanches qu'il a enfilées aussi. Son petit pull de laine au col qui remonte jusqu'au menton. Albrecht il se laisse réceptionner par le tapis automnal, avant d'emboîter le pas vers le cœur de la forêt qu'on dirait qu'il connaît sur le bout des doigts.

- Plein, il y a plein de sortes. Des rouges, des vertes, des jaunes, des grosses et des moins grosses. Mais toutes elles peuvent faire des gâteaux super.

Son museau se teinte d'un pourpre léger, vent froid qui s'immisce entre les plis de ses habits. Ses chausses font craquer les feuilles oranges, les branches minuscules et toute la faune microscopique qui vit là-dessous. Au plus ils progressent, au plus les surprises fruitées commencent à apparaître sur le sol entre la végétation et le monde miniature qui respire en silence jusque dans l'écorce des bois.

Les fouilles archéologiques elles commencent à prendre de l'ampleur, ça se voit parce que pour une fois Albrecht c'est plus de la peur ce qu'on voit sur son visage.

Du bout de la chausse il écarte les feuilles, les branchages, les monticules de terre. Des fois il confond pomme et orange, tapis flamboyant qui croustille sous les pas. D'autres il récupère un fruit, très content, et en faisant miroiter la couleur entre ses doigts il réalise que la peau a déjà été investie par un ver ou quelque chose qui a fichu le camp. Ces fruits-là il les relâche au sol, retient bien où ils sont pour ne pas les cueillir et se faire de faux espoirs à nouveau.

Contre ses entrailles il retient les trouvailles de tomber. C'est dur, ça demande de la dextérité en même temps que le regard continue de chercher.

- Regarde ! Celle-là elle est vraiment très rouge.

Son dos se déploie, il se redresse et sa crinière blonde remue. Il cherche à droite, à gauche, derrière et devant à la recherche de cette petite femme qui l'accompagnait.
Mais petite femme a disparu.

- Eh...?

Le silence tout à coup, Albrecht n'avait pas réalisé qu'il était aussi présent, à force de fouiller la terre et ses trésors comme ça. Maintenant le vent froid est plus fort.

- Tu es où ?

Mais il a peur de parler dans le vide. Plus le temps il passe plus il a l'impression que dans sa tête il entend une voix qui lui dit qu'en réalité, depuis le début, tout seul il était.

- S'il te plaît tu es là ?

Spoiler:

- Dani ?

C'est très faible la réponse qu'il entend en retour. Des bruits de pas qui front craquer les feuilles ? Un alizé froid qui pousse ses cheveux blonds ? Le parfum de rosé qu'il sent approcher, qu'il sent se saisir de ses flancs pour enlacer deux bras à la couleur de marbre tout autour.

Un sursaut sans bond ni cri, ça lui a pris. L'arrêt partiel du cœur, comme si toute la machine s'était arrêtée. Lèvres ouvertes, coupées d'une stupeur naïve. Là sous les mailles de laine, il entend jusque l'arbre de ses poumons battre et battre encore l'air pour ramener l'oxygène qui a été perdu.

Le silence.

Ses phalanges, lentement se hissent jusqu'aux avant-bras posés sur le pourtour de ses hanches.
Ce n'est pas pour les repousser.
Avec la tendresse timide qui est la sienne, ce contact incroyable et si proche, Albrecht le chérit entre ses doigts. Tout en lui se met à trembler, mais pas de peur, pas de crainte. C'est quelque chose d'autre et nouveau qui lui monte jusqu'à la gorge et qui brûle d'un désir d'aimer.

- Tu restes avec moi ? Dis.

Au coin de ses yeux, c'est peut-être le début d'un océan qui se met à tomber.

C'est des larmes d'il ne sait quoi qui lui coulent des yeux.
Pas amer, pas tranchant. C'est le genre qui ne fait pas mal, qui perle avec une douceur à laquelle Albrecht ne s'attend pas. C'est déroutant de pleurer avec un sentiment qui n'est pas celui de la tristesse, pas vrai ?

De ses lèvres plus aucun mots ne sortent. C'est fermé, tout contenu à l'intérieur. Et paradoxalement, toute sa parole se délie par les yeux et leurs conduits lacrymaux qui laissent partir la douleur, la confusion, la solitude, la peine, la détresse, l'angoisse, tout ça à la fois.

On l'entend un peu renifler, mais c'est surtout son dos qui commence à trembler sous les convulsions provoquées par le chagrin. Ces bras qui se sont noués un peu plus fort autour de sa taille. Ce visage qu'il sent posé contre son dos. Et Dani qui souffle D'accord, parce qu'elle a compris.

Un petit peu sa nuque tend à ployer vers le bas, menton enfoncé dans le tissu du col. C'est qu'il essaye d'étouffer un peu cette effusion soudaine d'émotions Albrecht, mais ça, il a jamais été bon là-dedans. Il voudrait que ce corps plus fin et plus petit conjugué au sien ne parte jamais.

Est-ce qu'elle va le prendre pour un fou ? Pour un type qui n'a jamais reçu d'affection dans sa vie et qui fond en larmes au premier contact ? Est-ce qu'elle va rire, s'en aller raconter toute cette scène aux tyrans de Stevenson pour qu'eux aussi à leur tour ils viennent s'acharner et parler de ces rivières salées qui ont coulé de ses joues.

C'est cette horde de pensées troubles qui vient frapper le blond au cœur, "Non, non ils ne doivent pas savoir, jamais ils ne le doivent, personne ne leur dira, parce que s'ils l'apprennent..." Et ces mains jointes qu'il retient, Albrecht leur demande d'arrêter.

Est-ce que c'est protéger Dani des autres ou se protéger lui ? Il ne saurait dire, Albrecht.

Il rabat ses manches de pull Albrecht, et en retient les bouts pour venir fouiller son visage et y effacer les sillons de larmes qui ont fondu sur sa peau rougie.
C'est après ça et seulement après qu'il accepte de se dévoiler à nouveau à Dani.
"Est-ce qu'elle a vu que j'ai pleuré ?"
Non seulement elle l'a vu, mais elle l'a aussi senti et entendu.

À son tour il récupère les fruits qui ont échappé à son étreinte. Plié en deux, les yeux qui traquent la rotondité des pommes dissimulées dans cette mosaïque de rouge, orange et jaune, il poursuit comme si de rien n'était, le timbre de voix encore humide.

- Je pourrai t'en faire autant que tu voudras. Tu aimes le miel ? Et les amandes ? C'est vraiment très bon.

Et même s'il a l'impression de s'être débarrassé suffisamment du sel qui traîne sur le contour de sa figure, il prend un soin tout particulier à éviter la confrontation visuelle. Il ne faudrait pas que Dani sache qu'il est aussi fragile, pas maintenant... pas déjà.
Aussi lorsque que la brune pivote du nez vers lui, Albrecht fait mine de regarder tout à l'opposé.

- On ne peut pas porter tout à la main. Mon sac à dos dans la cabane, je prendrai.

Serrés contre son cœur, les fruits demeurent. Empilée et prête à s'effondrer n'importe quand, cette pyramide de couleurs. Dani, elle, elle a eu l’œil pour repérer les comestibles à la teinte la plus éclatante, et quand Albrecht comprend ça, ça lui fait chaud au dedans.

- Si tu veux on rentre maintenant. Comme ça je fais ça à la maison.

Il réalise trop tard que ses mots sous-entendent une invitation.

Il sent qu'il a encore les poches oculaires lourdes et sèches. Le sentiment désagréable d'une peau de visage tirée par l'expression d'avoir trop pleuré. Et pourtant, des gouttes, il n'en a pas lâchées tant que ça, Albrecht.

Et maintenant, il va falloir habiller son cœur à nouveau.

Son chargement dans les bras, ils regagnent le pied de l'arbre qui a vu naître leur amitié. Parce que c'est ça, non, ce qui les unit ? De l'amitié... Albrecht il a envie d'y croire, il y pense très fort comme un souhait qu'on fait le soir avant de se coucher. Il ne dit rien cependant, surtout pas à Dani, parce que ça le détruirait d'apprendre que ce n'est pas réciproque.

La terre commence à se réchauffer avec le soleil qui approche du sol.

Lorsque la question d'entrer chez soi s'impose à leur discussion, le visage de l'allemand se voile d'un mutisme.

Il ne regarde plus Dani.

La maison, ce n'est pas seulement l'endroit où vit Albrecht. Ce n'est pas juste le lieu où il s'habille, où il se nourrit, où il dort et se cache pour mieux y mourir. La maison, c'est le repaire de son frère et sa sœur. De papa et maman. Des battements de leur cœur à eux tous réunis dans un seul et même caveau. La maison est aussi le recueil de la souffrance vécue en silence, des affronts destinés à soi-même, des voix étouffées de chagrin, des prières qu'on n'a jamais osé prononcer haut et fort. La maison est une créature qui digère depuis tout ce temps le mal caché sous les plaies de ses habitants. Car indubitablement, c'est un foyer qui respire quelque chose de sanglant, même si aucun de ses murs n'a jamais divulgué le secret.

- Je... Je sais pas... Faut que je demande à ma famille...

Il a très mal au bout de sa gorge, là où naissent tous les mots. Contre lui il resserre son butin de rouge et d'orange, frappé d'une indicible amertume.

- Attends là je vais monter. Tu veux bien surveiller les pommes ?

Prêt à déposer son encombrement près de Dani, le bout de sa chausse enfourche la première marche de l'échelle, pied à l'étrier comme ces cavaliers sur le point de chevaucher leur fidèle destrier.

Tout en haut vers la cime et la crête des pins Albrecht se rend, poussé par un élan d'on ne sait quoi de vivant. Toujours les parfums de la forêt ça lui permet d'aller bien.
Penser à la famille ça fait mal, ça fait rendre le cœur triste et amer. Mais regarder la forêt ça aide à mettre un peu de pommade tout ici là-dedans. Plus léger, plus lointain, plus libre il devient.

Retourné dans son perchoir, l'azur de ses yeux parcourt la pièce d'un coup. Se rappeler de récupérer les draps sales, c'est bon, il faut d'abord les tirer des quatre coins du matelas puis les replier proprement. Brynhild lui a montré comment faire, elle qui fait ça si bien. D'abord un pan qu'on retourne sur l'autre, et puis encore, encore, et encore, jusqu'à réduire de quatre fois la taille du textile original.

Son walkman, maintenant. Glissé soigneusement dans le sac à dos où il laisse l'édredon s'y loger en premier. La montre qu'il récupère pour l'attacher au poignet, et puis son livre de contes que sa besace avale aussi. Paré pour descendre, on voit apparaître sa chevelure jaune depuis tout en bas tellement que ça jure avec la verdure et l'écorce. Sans jamais se prendre les clous, les échardes ou les épines, Albrecht rejoint la terre dans un bruit sourd où le tapis flamboyant le réceptionne. C'est fou comme dans les airs, habile et tranquille, il sait être.

- C'est bon je n'ai pas été trop long ? J'ai tout bien rangé comme il faut.

Sac au sol, gueule ouverte, Albrecht pique les pommes une par une pour les empiler convenablement à l'intérieur. Ce Tetris méticuleux dure le temps qu'il faut pour faire rentrer leur butin au complet. Sur son dos, il portera tout.

- Si tu n'as nulle part où aller... Chez moi... tu peux venir.

Si la maison accepterait de chérir un nouvel habitant, ça Albrecht s'est rarement demandé.

Il va prier, Albrecht. Prier pour que Johannes se montre coopératif. De Brynhild il n'a aucun doute, il n'en a jamais eu. Mais son aîné, ce n'est pas le même caractère docile et appliqué. Pas le même regard, pas les mêmes mots. Pas la même menace.

- J'ai pas de voiture, mais à pieds on y sera vite tu verras.

Le bras qui vient se pendre au sien le perturbe un peu mais Albrecht ne dit rien, trop impressionné par la simplicité de tempérament à Dani pour oser désobéir ou refuser.
Dans son dos, il sent les formes irrégulières des pommes qui cognent au fond du sac au rythme de ses pas.

Tout du long, bien peu de paroles quittent ses lèvres. Quand il ne fixe pas le tapi feuillu, c'est pour mieux observer le rideau de sylve qui les entoure. En silence il progresse, accompagné de Dani. C'est drôle parce que sur le chemin on dirait qu'il ne regarde pas, jamais, et qu'il ne sait pas où il va. Mais intuitivement la route lui est connue, et c'est sans détour qu'ils finissent par aboutir à la lisière de la forêt. Bientôt le sol sous eux redeviendra béton.

Approcher de Stevenson, c'est voir quelque chose se serrer au fond de soi. Et même s'ils ne se rendent pas au centre de la ville, Albrecht sent son souffle s'étreindre à mesure qu'ils regagnent la périphérie. Voir se lever la maison sur l'horizon, elle et ses yeux carrés, son toit haut pour abriter assez, et puis sa porte, gueule béante qui s'ouvrira bientôt pour les avaler.

Vite, se montrer bien portant.

- On y est.

Il redoute une forme de jugement même muette parce qu'Albrecht sait très bien que la demeure des Edelstein n'a rien de joli, rien à vanter, et tout à jalouser des autres. Cette peinture blanche écaillée comme si on avait gratté très fort très longtemps. Des rideaux fermés pour empêcher les visages de s'accrocher aux fenêtres. Une cheminée qui ne laisse échapper aucune fumée mais qui continue d'étouffer ceux qui sont à l'intérieur.

Albrecht, après avoir gravi les marches du perron, tire des clés de sa poche, ne se trompe pas au moment d'enfoncer dans la serrure, et ne vérifie pas non plus le nom gravé sur la devanture. Pourtant, inexorablement, on a l'impression qu'il s'apprête à entrer dans une maison qui n'est pas la sienne.

À l'intérieur c'est comme entrer dans la tanière d'un animal dont on ne connaît ni l'odeur ni le pelage ni l'espèce. On ne peut que voir, que contempler les cadres photos qui ne semblent pas appartenir à cette famille, que la poussière inexistante qui laisse des meubles impeccables au bois judicieusement verni, que les pendules réglées sur le même fuseau horaire chacune. Toutes tables chemisées, culte des angles droits, aucune tranche de livre ne dépasse des planches, la tapisserie qui ne s'use pas, qui ne vieillit pas.
Alors qu'on croirait le lieu dépouillé de toute vie, c'est quand on observe l'absence de toiles d'araignées et de crasse dans l'évier qu'on comprend qu'une personne ici s'est échinée à ce que chaque chose demeure à sa place et dans l'état le plus irréprochable possible.

Jusque dans le salon ils parviennent, un Albrecht resté muet, attendant de Dani qu'elle se soit approchée.
Il parle bas, si bas qu'on pourrait se dire qu'une mauvaise oreille est là en train de les écouter.

- Mets-toi à ton aise... Tu veux boire quelque chose ?
La cuisine dort juste à côté, et Albrecht énumère dans sa tête le contenu du réfrigérateur.
- On a de l'eau plate, de l'eau gazeuse, du Pepsi, du jus d'orange, et... quelque chose que ma sœur aime bien préparer.