can't you hear me trying ? l faye

L'ennui est devenu commun dans le monde étroit de Faye, depuis son retour au village. Elle l'accueille désormais comme on salue une vieille connaissance, dont on ne sait pas vraiment s'il est un ami ou non. Il ne manque jamais le rendez-vous. Régulier, quotidien, il arrive à la même heure, quatorze heures tapantes, quand, après le déjeuner, sa fille repart à l'école et sa mère au travail. Il entre sans frapper ; parfois, elle l'embrasse et passe l'après-midi seule avec lui, se contentant du confort cotonneux de sa compagnie silencieuse, et parfois elle le rejette. C'est le cas aujourd'hui, et ce rejet prend la forme d'un refus total et absolu de passer une minute supplémentaire à l'intérieur de la maison.

Parmi les échappatoires qu'elle s'est constituées, le disquaire du village est peut-être la plus douloureuse ; c'est pourtant celle qu'elle fréquente le plus (d'aucuns y verraient un loisir tout à fait autopunitif, et il serait difficile de leur donner tort). Faye aime se promener entre les rayons, toucher du bout des doigts les disques de son adolescence, comme autant de rappels de ses ambitions artistiques et de son fantasme de célébrité. Les titres lui arrachent parfois un sourire, quand d'autres lui font comme des petites piqûres à travers tout le corps.

Autrefois, elle imaginait son visage à elle sur les pochettes, encadré d'une permanente comme seules les vraies stars les portent. Elle aime l'odeur qui plane, la musique ambiante (aujourd'hui, le dernier album de Fleetwood Mac), les allées et venues des habitants et leurs demandes insolites. A part elle, un type qu'elle n'a jamais vu arpente les allées emplies de livres. Faye fronce les sourcils, tentant sans succès de le reconnaître ; elle continue donc son tour des nouvelles sorties, jusqu'à se retrouver à son niveau. Son regard se pose sur un disque de Kate Bush, son idole à la robe rouge, qui attire immédiatement son intérêt. L'inconnu se tient devant le bac, empêchant tout accès.

« Bonjour, » elle glisse dans un pur réflexe de politesse, la voix engourdie de silence. Elle lui adresse un sourire embarrassé, lèvres pincées. « Pourriez-vous me passer... » elle demande en désignant la pochette blanche et mauve, l'air penaud.

Le type se met à danser, comme ça, sans crier garde. Elle reconnaît dans ses pas une imitation, plus ou moins fidèle, de la chorégraphie du clip de Wuthering Heights. Elle l'identifie sans peine : Faye l'a vu maintes et maintes fois maintenant, sur l'écran dont elle abreuve ses nuits d'insomnie, imprimant sur son visage images luminescentes et couleurs criardes. Ces errances télévisées, au cœur d'un salon plongé dans l'obscurité, ont quelque chose de réconfortant pour Faye, et elle s'y love avec désinvolture. Elle aime regarder les starlettes défiler sur les plateaux colorés, leurs robes scintillantes et leurs maquillages tape-à-l'oeil. Elle aime aussi que ces moments volés à la nuit la rappellent avant, quand elle s'imaginait, elle, dans la boîte à musique. Elle ne se dirait pas nostalgique ; mais la nuit et ses errements ont ce quelque chose qui réveille en elle les envies d'ailleurs, de longues robes rouges et d'étranges pas de danse.

Il fredonne quelques notes, elle lâche un rire gêné. Bien sûr qu'elle a envie de l'accompagner, et sûrement qu'elle l'aurait fait autrefois, quand elle y croyait encore. En plus, elle connaît les paroles par cœur. Mais Faye reste silencieuse, comme rendue soudain muette - comme on aurait vu un fantôme - et se contente pourtant de jouer avec une mèche de cheveux, embarrassée. Elle attrape le disque qui lui est tendu, le serre tout contre son corps comme pour le protéger, ou peut-être se protéger, elle ; mais de quoi, exactement ? Un autre gloussement, un peu plus franc cette fois, quand il plaisante. Faye hausse les épaules. « Quoique ce soit, j'en veux bien. » elle répond sourire en coin, tout en pensant que lui ne semble pas en avoir besoin, au vu des quelques pas esquissés plus tôt. Evidemment, elle garde cette réflexion pour elle, se contentant de répondre à sa poignée de main joyeuse. « Faye Buchanan, enchantée de même ! »

Ni l'un ni l'autre ne bouge. Ils se contentent d'une seconde de silence qui semble durer des heures, comme s'ils n'étaient pas prêts à mettre fin à cette étrange interaction. Il faut dire que c'est la seule de la journée pour Faye, suffisamment intriguée par l'énergumène pour ne pas avoir déjà envie de rebrousser chemin. « Vous êtes imitateur ou seulement spécialiste de Kate Bush ? » Elle demande avec un air goguenard, se détendant peu à peu.

Faye sent un mouvement nouveau prendre corps au plus profond d'elle et diffusant sa douce folie jusqu'à ses extrémités, à ses doigts qu'elle laisse pianoter sur le disque qu'elle tient encore en main, tapant un rythme inaudible de quelqu'un d'autre qu'elle. Ça s'agite, ça s'anime soudain, comme une poupée désarticulée qui prendrait vie, pantin de bois qui découvre le pouvoir de tirer ses propres ficelles. Elle ne saurait pas l'expliquer : ce type exhale un parfum de liberté - ou peut-être que ce sont les champignons - qu'elle a envie de suivre, ou en tous cas d'effleurer. Il a l'air tout droit sorti d'ailleurs, d'un endroit qui réveille en elle une existence enfouie. Ça n'est pas désagréable, se dit-elle, de parler avec lui. Ou plutôt, de se taire.

Il y a ce silence, épais, un peu comme un voile de fumée impalpable, durant lequel leurs regards se croisent. Faye baisse les yeux, et puis les relève vers lui. Elle répète le geste une fois, deux fois, et puis elle voit ses pupilles rondes comme des billes, aussi fixes que celles d'une poupée, posées sur elle comme s'il s'était figé ; on pourrait presque croire qu'il tente de communiquer. Elle chasse cette idée incongrue de son esprit (qui s'essaierait ainsi à la télépathie ?) alors qu'il tente une nouvelle imitation : cette fois, Faye peine davantage et ne parvient à élucider le mystère. « Dommage pour le doctorat, Kate Bush était clairement votre domaine d'expertise ! »elle lance, amusée par la figure plissée qui lui fait face. « C'était censé être qui ? » elle l'interroge dans un éclat de rire.

La conversation se poursuit désormais, les mots s'enchaînent, bien loin du mutisme à l’œuvre un peu plus tôt. La question de Mingus vient troubler Faye plus qu'elle ne le devrait. Essayer de savoir où ils ont pu se voir, c'est se replonger dans des années mortes et enterrées, et personne n'a envie de voir un fantôme. Elle creuse la terre qui a recouvert sa mémoire, mais ne trouve le visage de l'homme nulle part. Faye hausse les épaules. « Je ne crois pas, ou en tous cas ça ne me dit rien... désolée. » L'idée qu'il puisse tenter de la séduire traverse brièvement son esprit mais elle s'efface très vite. C'est sûrement pour ça qu'il la fixait, elle se dit. « J'ai pas mal bougé alors, peut-être quelque part sur la route ? Mais je m'en souviendrais certainement, si vous dansiez déjà comme ça. » conclut-elle avec un rictus.

Faye sent bien les œillades presque discrètes que ne cesse de lancer Winston, l'un des maîtres des lieux, en leur direction ; et en d'autres circonstances elle s'en serait sans doute sentie gênée. Elle n'a pas - elle n'a plus - l'habitude des regards à la dérobée, elle qui fait tout depuis son retour pour se montrer discrète. Elle ne peut pas vraiment lui en vouloir cependant, et sans doute en aurait-elle fait autant à sa place, car ça n'est pas tous les jours que l'on accueille entre ses rayonnages un personnage aussi duo aussi curieux que ces deux-là. Il y a elle, son visage juvénile et son regard fatigué, et puis lui, les yeux comme des billes, mimiques relevant davantage du clown que de l'inconnu bien sous tous rapports. Elle ne sait même pas qui il est, Faye, ni ce qu'il fait ici, mais elle pense qu'elle l'aime bien. Elle décide ça avec la facilité qu'ont les enfants à s'accorder ou non leur affection, comme l'aurait fait sa fille. Jouer aux devinettes entre les bacs de vinyles, c'est un peu demander si l'on veut bien être amis, non ? C'est en tous cas une idée qui lui plaît.

« Oh, Reagan ! » elle s'exclame en formant un cercle presque parfait avec sa bouche, illustration digne d'un roman-photo, avant de partir en un rire clair. « Je ne crois pas que j'aimerais l'avoir à ma table pour Noël, » elle lâche avec une moue, se risquant à un commentaire politique alors que la réalité est qu'elle n'y connaît rien, ou seulement ce qu'elle glane par-ci, par-là.

Il insiste encore un peu quant au lieu de leur possible rencontre, ou plutôt il poursuit simplement la conversation, mais pour Faye ça sonne déjà le trop, et elle aimerait pouvoir lui dire qu'elle ne sait pas et qu'elle ne veut pas y penser, mais elle ne le fait pas - parce que ça ne se fait pas - et la voilà qui se recroqueville un peu dans la coquille qui, lentement, s'amincissait. Tacoma, elle connaît Tacoma, elle a joué quelque fois dans des clubs par là-bas. Ça n'est pas si loin, mais déjà de l'autre côté de l’État : elle se souvient de la sensation de s'aventurer hors des sentiers battus en passant le panneau du comté. « Ah oui je suis allée à Tacoma. Une ville sympathique ? Différente d'ici, pour sûr. A se demander ce que vous faites ici. » elle commente presque pour elle-même, toute à ses pensées, sans songer à la manière dont sa remarque peut être interprétée.

La légèreté revient bien vite quand il plaisante, se marre, et fait une révérence, sous les applaudissements amusés de Faye qui, tout bien réfléchi, ne revient pas de cette improbable situation, et ça n'est pas pour lui déplaire. « Hé bien félicitations, vous êtes sur la bonne voie ! Faites-moi penser à vous faire signer un autographe avant que vous ne soyez trop célèbre. » Elle saisit la boutade comme la parfaite opportunité de s'extirper de ses récits personnels, mais point trop n'en faut, et le gus relance le sujet. Tant bien que mal, elle garde le sourire : c'est ce qu'on lui a appris, et elle n'a que trop bien retenu la leçon. « Pas grand chose. Je chantais, d'ailleurs c'est ce que je faisais à Tacoma. J'ai chanté à... quelque chose comme le Keys Club ? je crois. » Faye ajoute presque à contre-coeur, baissant les yeux comme pour une confession.