Danse de la vie humaine (Faye)

Le cœur de la ville est désertique : en même temps, quelle idée, de sortir par un temps pareil ? A cause de l’adrénaline, Candy ne s’était pas rendu compte qu’il avait froid, mais à présent que cette drôle d’électricité s’était diluée dans le circuit veineux, il réalisait que ses extrémités étaient gelées. Le jeune homme remonte son écharpe pour couvrir son nez pointu : il en profite pour jeter un regard en biais à Faye et sa fille, qui gambade joyeusement à leurs côtés. En voilà une que le froid n’a pas l’air d’affecter. En même temps, à son âge, on résiste à tout, on grimpe sans réfléchir à des arbres décharnés au risque de se briser le cou et on mange de la boue en regardant le ciel et en démembrant des coccinelles. C’est tout du moins l’image assez fantaisiste que Candy Allen se fait des enfants.

- Ah, le souci n’est pas de monter aux arbres, mais bien de savoir en descendre, Bonnie, ajoute t-il en glissant un sourire évasif à l’adresse de la gamine, qui semble déjà s’être remise de sa frayeur.

Brrrr. Il se demande à quel âge Faye a bien pu tomber enceinte de Bonnie. Elle n’était probablement pas plus âgée que lui. Mon dieu ! Il ne s’imaginait absolument pas en train de devoir éduquer un enfant. Quel genre de valeurs pourrait-il bien transmettre à ce pauvre hère ? Mieux valait ne pas avoir de parent du tout qu’apprendre la vie de Candy Allen, c’était son intime conviction et probablement celle de sa mère et du reste de sa famille, car au-delà d’œillades soupçonneuses, jamais on ne s’était interrogé à propos d’une quelconque petite amie. Pourtant, chez les Allen, au-delà d’un cousin communiste qui traînait dans le coin (du socialisme, quelle idée, alors qu’on avait la chance de vivre en Amérique !), on était relativement conservateur. La notion de famille était importante, mais sa mère avait cassé le moule. Pas sûr que l’on puisse le réparer.

En poussant la porte du Bigfoot, Candy songe que cela fait à présent un moment qu’il n’a pas remis les pieds ici. Probablement parce qu’à part Gigi, il n’a pas grand monde avec qui partager son temps. Un choix de vie comme un autre. Il ne le regrette pas et pourtant, il apprécie ce moment de spontanéité, ces quelques instants dénués d’enjeux qu’il partage avec deux autres êtres humains. Il ne déteste pas sa solitude, elle est propice à de nombreuses réflexions. Néanmoins, il est parfois plaisant d’en sortir. Si l’extérieur est gris-ver, l’intérieur du dinner déborde des couleurs. Mais personne n’est là pour en profiter, à l’exception de la vieille gérante, qui époussète le comptoir d’un air maussade.

- Et bien, au moins, on ne fera jaser personne, s’amuse Candy, tout en mettant en lumière l’étrangeté qui émane de leur couple.

On croirait un trio de passage et pourtant, ils sont bien de Stevenson, ces drôles d’oiseaux.

- Vous avez une fenêtre préférée ?

Question idiote car les fenêtres sont recouvertes de brume, mais même quand Candy n’y voit rien, il aime déceler des éléments connus dans l’invisible.

Les quatre murs en camaïeu du petit restaurant familial semblent renfermer en leur sein une odeur qui colle à la peau et aux fringues, aux cheveux et au creux de la bouche, on peut identifier n'importe quel étudiant ou mère de famille fauchée qui vient alourdir ses fins de mois en donnant quelques heures à cette institution presque monolithique : cannelle, friture, ennui. Candy ne saurait dire laquelle compose la note de tête, la plus prégnante et la plus obsédante, mais ce relent à la fois écœurant et pourtant si vite oublié lui rappelle ses souvenirs d'adolescent.

Il n'avait fait partie que très ponctuellement de ce groupe de jeunes gens populaires dont les fessiers bien bombés par une pratique intensive du sport avaient modulé le cuir vieilli des tabourets qui faisaient face au comptoir. Des petits jeunes arrogants mais pourtant attachants, à qui l'on finissait toujours par offrir un milkshake à la cerise, car la plénitude si juvénile de leurs visages interchangeables ne manquait jamais de rappeler à la personne de service ces soirs-là le visage tant aimé de son propre chérubin. Enfant de tous et de ce fait, de personne.  

Lui n'avait pas été un enfant sans père - ils avaient vécu à grande distance l'un de l'autre et très logiquement, cette distance à la fois physique et émotionnelle s'était répercutée dans leurs rapports tendus d'adulte. Pourtant, contrairement à sa mère, son père n'avait nul mystère pour lui : c'était un homme simple, parfois rustre certes, mais qui ne se cachait jamais derrière une prétendue pudeur masculine lorsqu'il s'agissait de parler honnêtement à son fils. Sa mère, en revanche... était tout aussi insaisissable qu'un papillon qui s'envole pour mourir au petit matin. Et pourtant, il avait vécu toute sa vie avec elle.

- Rassurez-vous, si ça arrive, je ne ferai aucune déclaration choc à la radio locale, s'amuse t-il en lui tenant la porte grand ouverte, circonspect à l'idée-même que l'on puisse imaginer que lui, parmi tant d'autres, pouvait bien disposer d'une descendance et que la matriarche de cette lignée incongrue soit leur célébrité locale !

En observant la petite blonde aux joues roses, Candy ne peut s'empêcher de se demander qui donc pouvait être son père. Un gars du coin, un gars d'ailleurs ? Ce n'était pas l'attrait du ragot qui l'animait mais bel et bien la question de l'identité qui l'interloquait, ne se connaître que partiellement, qu'est-ce que cela pouvait bien donner ? Sans doute Bonnie grandirait bien comme il le fallait, là n'était pas la question. Il se demandait juste ce que c'était, de ne pas savoir qui était sa mère ou son père.

La même gosse désigne sans hésiter une table qui ne se démarque en aucun cas des autres, à l'exception d'un cœur gravé sur sa surface de plastique grisâtre, décolorée par le temps. Le symbole était séparé en deux, une cassure rajoutée sur le tard, Candy en était persuadé du fait de la profondeur inégale des traits. Deux lettres, M et S, avaient été inscrites et Candy se demanda à qui donc pouvaient bien faire référence ces initiales. Des adolescents tourmentés et probablement niais, certainement.

- Oui, c'est vrai qu'on peut. Pour être honnête, j'ai l'impression que tous les deux, on a à la fois 30 et 16 ans. C'est peut-être cet endroit qui donne cet effet de boucle temporelle, qui sait... déblatère Candy, qui se rend vite compte, à sa grande stupeur, que lui, le dragueur invétéré et décrié des cours de récré, est gêné.

C'est vrai que la situation est un peu étrange, mais peut-être qu'il est également temps de sortir de ce paradigme très lycéen où seul le groupe compte et où l'on est presque incapable de faire preuve de politesse basique envers les pairs que l'on ignore à longueur de journée. On a l'impression que les amitiés d'adolescence durent pour toujours et au final, on se retrouve adulte, à se lier à des personnes que l'on ne regardait même pas dans les couloirs.

- Bon même si on a "plus ou moins le même âge", reprend Candy qui réalise que Faye est probablement aussi gênée que lui, j'ai le droit de prendre un Milkshake Banane-Chocolat - ouaiiiiiiiiis, un milkshake, le coupe Bonnie sans se gêner -, ou c'est réservé aux petits ?

La gosse lui tire la langue alors que sa mère se plonge dans le menu, alors, Candy lui tire la langue en retour.