Abattre (tw: mort d'un animal)

Albrecht et Candy tous les deux, entendent au loin, recyclées, sempiternelles, les moqueries des gosses de l’école primaire – antipathie primaire, mortelle, fruit de l’hérédité, comme disait sa mère « tu ne portes pas un nom bien d’ici par hasard, Will ». Stratégie de discrétion, d’assimilation, « je ne suis rien d’autre que moi et pas eux ». Candy n’avait pas su ignorer le regard pesant du père de Tommy, un de ses copains de lycée. Juriste de profession, il avait rabâché lors d’un dîner auquel toute la bande était présente, qu’on était tout de même dans une drôle d’époque, que l’affaire Korematsu, c’était vraiment remuer la merde pour rien, qu’en penses-tu, William ? Candy avait haussé les épaules, enfourné une fourchette d’haricots verts sans persillade et avait répondu qu’il n’était pas très intéressé par la politique.

Alors, d’un œil complaisant, il observe le blond qui s’acharne à vouloir endiguer le sang qui jaillit à grands coups de la plaie parfaite qui a cisaillé l’abdomen de la bête. Candy est un spéciste assumé ; les animaux le laissent indifférent et pire encore, leur mort, à l’exception des extinctions de masse dont on commence à parler dans les journaux, ne le touche pas plus que ça. Candy sait que Albrecht est Albrecht, car tout le monde connait Albrecht et ses fétus de paille sur le crâne, alors Candy se demande pourquoi est-ce que Albrecht, du haut de ses vingt-deux ans, s'obstine à nier la main de dieu ainsi.

- C’est un signe de bon augure, j’imagine. La mort ne frappe jamais deux fois… au même endroit, indique Candy, statique, comme s’il incitait son interlocuteur à fuir le plus loin possible, histoire de mettre à mal sa prédiction.

Allen s’apprête à rebrousser chemin. C’est un moment qui n’appartient qu’à la bête et Albrecht le lui gâche, en s’entêtant à vouloir le maintenir en vie, malgré les fils qui se rompent inexorablement, indifférents aux efforts futiles du garçon. Candy se fige alors que l’autre s’empare de son poignet, le lui broie, le baptise du sang du Christ (non), amen. Il se raidit de plus en plus alors que la main puissante lui écrase le radius. Candy n’aime pas qu’on lui impose des choses, il a appris à dire non, en retard, mais il sait le dire.

- J’suis pas véto, mon gars. Maintenant, lâche-moi, ordonne-t-il à son géôlier, dont l’angoisse contracte les muscles en un simulacre de rigor mortis ; la prison est de chair et Candy, avec sa silhouette famélique, ne peut malheureusement s’en extraire.

Tu veux pas qu’elle meurt ? Le tempo est en discordance, Candy Allen se fait violence pour retenir un rire de stupeur. Il le contemple, abasourdi devant son caprice infantile, sa volonté juvénile, sa candeur insupportable, il observe sans rien dire ce nouveau-né piégé dans une carne durcie par les années et tente, un seul instant, de faire preuve de compréhension, de compassion. Il ferme les yeux, retient un juron. La vision lui rappelle son autoportrait, déformé, de sa gueule pétrifiée devant un Ashley Poole presque à l’agonie.

- Ben tu sais quoi ? Ça me fait chier aussi, mais on ne peut y faire. T’es en train de priver un coyote ou un oiseau de proie de son dîner, mais à part ça… Pleure pas, enjoint-il,c’est l’ordre des choses, le tourbillon de l’origine du monde, y’en a toujours qui se cognent contre les cavités et s’y fracassent le crâne, tu vois ce que je veux dire ? déblatère-t-il d’une langue sépulcrale.

On abat bien les chevaux.

La conversation le pousse dans ses retranchements, l'enjoint à réfléchir, à s'adonner à une sorte d’anthropomorphisme désolé pour faire mine de porter attention à la tristesse de l'autre - et purée, c'est difficile. Candy vit avec un écran de fumée devant les iris, rien n'est réellement important à l'exception de sa petite personne et dieu seul sait à quel point sa petite personne se lasse de cette situation. Dans la mort de la bête, Allen n'aperçoit que la continuité, l’imbroglio du présent du passé et du futur, s'entremêlent dans un instant fugace où les yeux de l'animal palpitent sous la force du souffle qui s'élève pour mieux retomber, Candy observe la mort qui se déploie et honte à lui, mais il ressent comme un sentiment de puissance et de sécurité, celui d'être uniquement spectateur dans cet adieu funeste.

Si ça ne lui fait rien ? Candy dodeline de la tête. Prétendre une indifférence totale ne serait rien d'autre que de l'arrogance - bien qu'il fut coutumier du fait, cela allait sans dire. Néanmoins, Candy ne voit pas comment est-ce qu'on pourrait bien sauver ce cervidé; la plaie est trop profonde et Albrecht joue si bien à l'aveugle, si bien que Candy en vient à se demander que tout ce théâtre sauvage ne raisonnerait pas en lui de manière bien plus personnelle que l'on ne pourrait le croire.

- Non, ça ne me fait pas rien, glapit-il, outré que cet inconnu pas si inconnu le prenne ainsi à parti, le faisant ainsi se sentir presque totalement dépourvu d'humanité.

Le saule pleureur lui occulte, l'espace d'un instant, la vision de l'animal qui rend l'âme et durant quelques secondes, Candy contemple, sans vergogne, la possibilité de s'éclipser discrètement. Indigne de sa personne, mais disparaître dans un mirage serait une solution bien facile qui les épargnerait tous les deux d'une discussion qui vraisemblablement, sera longue et douloureuse...

Candy Allen regarde Albrecht avec de grands yeux ronds alors que celui-ci ne lui déballe tout un méli-mélo insensé sur l'inéluctable nuit qui nous attend tous et la perte que celle-ci sous-entend pour nos êtres bien-aimés.

- Parce que l'eau mouille et les flammes brûlent ? Tu peux me croire, la biche ne se pose pas cette question là, crache t-il, parce qu'il n'aime pas parler de ces sujets là, parce qu'il n'y a pas de débats à avoir sur les fleuves qu'on ne maîtrise pas.

Sans déconner...

Candy est au cœur du secret, de l'origine sale que Lou se tue à leur fantasmer en silence - William Allen de son véritable patronyme est le chien de chasse qui se rêve roquet de salon, ses pattes frétillent sur la douce mousse qui compose le sol dans la forêt et il se demande ce qu'il fout ici, s'il devrait être ici, s'il a sa place en tant qu'âme vive au centre de cette clairière sépulcrale. Il a l'impression que blondinet n'est rien d'autre qu'un esprit égaré, ici dans l'espoir de le mettre face à son indifférence coupable, au pêché que représente son incapacité à éprouver de l'empathie envers la créature qu'il juge inférieure à lui même.

Le regard du jeune homme effleure les cuisses marmoréenne de la biche - l'a faim, l'ignoble scélérat. Dans son imaginaire de gamin de basse classe, la biche est un met de choix, que l'on sert aux plus grandes tables. Il observe la plaie, silencieux, ne souhaitant pas vider sa bouche de mots sensibles et paradoxalement, sans cible; ses iris délimitent l'impact de la balle, des balles, celles qui ont perforé le flanc gauche de l'animal. Logiquement, ceui-ci s'était ensuite effondré et des cabots impétueux lui avaient grignoté les jambes avant que les chasseurs ne les rappellent près d'eux.

Pourquoi avaient-il abandonné leur trophée ?

- Ce n'est pas parce qu'ils tuent pas avec leurs dents que ce sont pas des prédateurs, hein. Il raille, ce connard.

La naïveté du blond est affolante. Les chasseurs n'hésiteront pas à les insulter et à les braquer avec leurs armes si jamais ils les aperçoivent ici. D'autant plus que, en dehors de la saison, il y ait de fortes chances que qu'il s'agisse d'engeances bourgeoises arrogantes qui se pensent tout permis, unies par une sorte de fraternité pâle et dorée à la fois qui étouffe les secrets jusqu'à les faire disparaître.

- Le monde te mangera, indique Candy, conciliant.

Et Dieu de ses mains nues, les modèle de nouveau à sa guise, eux, ces golems d'argile tantôt humains, tantôt simple molécule décérébrée.

- J'te l'ai pas dit mon nom. Tu veux savoir le nom que tout le monde connait, ou mon vrai prénom ? Comme un secret de plus entre nous, miaule t-il, curieux de percer la frimousse pâlotte du garçon qui lui fait face.

Candy aime jouer, faire rebondir des proies tendues entre ses griffes, puis les dévorer et se lécher les mains en suivant. C'est un cannibale, un être mandibulaire doté d'une séduction vorace dont le minois n'est que l'arme la moins discrète.

- T'as un vrai souci mon gars, si quelqu'un te bute, ça sera pas moi. Mais si t'as tellement peur de moi, tu peux encore partir en courant. Je veillerai sur notre amie, murmure Candy en s'asseyant sans plus de cérémonie sur la souche d'arbre.

Il sait que l'un des vieux qui vit pas loin de sa caravane l'aidera à dépecer et évider la bestiole s'il lui laisse un morceau de chair bien grasse en échange. Que le boche se casse et le festin sera sien.  

Le fait que l'allemand soit en quête de son nom véritable, ça froisse un petit peu Candy, ses sourcils se plissent et sa bouche frémit. Pourtant, c'est lui-même qui en a fait la proposition, il le sait bien. Mais... en prononçant les lettres muettes, il a l'impression d'offrir un pouvoir à Albrecht. Candy, c'est un nom de prostituée peut-être, de danseuse au rabais, mais ce surnom presque indécent ne sera jamais aussi intime qu'un autre homme qui mâche les syllabes de...

- William.

C'est un aveu jeté au sol. Peut-être parce qu'Albrecht semble persuadé qu'il va mourir sous peu alors, Candy Allen lui fait une dernière offrande. Il ne fait pas semblant de ne pas connaître son interlocuteur - jamais Candy ne s'est moqué de son nom qui laisse des grumeaux dans la bouche, il sait ce que c'est d'être assimilé à. Vu à travers une gigantesque photo de famille, en quelque sorte. Cela ne fait jamais plaisir.

- J'aime pas qu'on m'appelle comme ça. Je préfère Candy. Quelqu'un qui m'appelle William c'est seulement s'il me veut pour lui, tu vois ce que je veux dire ? taquine t-il en testant les eaux, c'est un mensonge éhonté, personne ne l'a jamais aimé au point de jeter le mot "Candy" à la poubelle.

Allen surplombe la scène - il est grand, très grand. 1m87 selon le docteur. Que de la peau et des os qui s'entrechoquent. La grandeur de son âme n'est cependant pas à la hauteur de sa silhouette vertigineuse. Entre eux la biche signe un futur monument aux morts - est-ce qu’Albrecht viendra se repentir, chaque jour que Dieu fait ? Candy l'imagine déjà, apporter silencieusement des fleurs et des bougies, se remémorer des souvenirs factices avec cet animal martyr.

Merde.
Bon. Ce sera végétarien ce soir.

- J'suis trop lâche pour chasser ma propre viande, commente simplement Candy en réponse à l'appel désespéré de son camarade, qui s'est finalement décidé à quitter sa posture d'époux éploré.

Il s'allume une cigarette. Cela fait clic à deux reprises, car l'atmosphère est humide. A travers la fumée, il glisse, t'en veux une, Albrecht ? et on dirait presque que Candy crache les consonnes qui siègent à la fin. Il n'est pas habitué à la langue germanique.

- Tu sais je pense pas que tu sois un néo-nazi ou quoi que ce soit. J'crois pas que les néo-nazis pleurent devant une biche crevée et encore moins qu'ils discutent gentiment avec un gars comme moi...

La voix de Candy coule comme une pierre au fond d'un lac. Emporte avec elle la lourdeur du sujet qu'il aborde.

- J'vois bien comment on te parle à longueur de temps. Tu mérites pas ça. argumente t-il en agitant sa main - encore une habitude qui avait attisé les moqueries.

Candy savait de quoi il parlait. Moqueries racistes et homophobes avaient construit le harcèlement qu'il avait subi à l'école primaire et au collège. On ne pouvait pas sauver les gens de leur propre bêtise, par contre, on pouvait s'en éloigner sans décider de fermer les yeux et d’acquiescer comme Albrecht semblait le faire.

Candy se pose des questions : les animaux ont-ils des rites funéraires ? Il sait que les oiseaux, notamment les geais, sont très sensibles face à la mort d’un de leurs semblables. Il a visionné des cassettes impressionnantes de pies hargneuses dont les becs crissaient face à des prédateurs qui n’avaient qu’une seule idée en tête : dévorer ce qu’il restait du corps fraîchement inanimé. Dans quelle mesure comprennent-ils la mort et surtout, la craignent-ils ? La biche avait-elle vu, dans le sang qui s’écoulait de sa plaie, plus qu’une réalité physiologique : la fin de son existence spirituelle, comme matérielle, son extinction inéluctable ? Avait-elle pensé qu’elle mourrait dans le creux de son antre ? Avait-elle regretté une présence bienvenue ? Avait-elle apposé un jugement sur ces deux idiots d’humains, aux antipodes l’un de l’autre ? L’un qui avait tenté de la préserver, l’autre qui l’avait regardé faire. Avait-elle vu en Albrecht un ami et en Candy, un prédateur ? Ou l’inverse ?

Peut-être qu’il faisait de l’anthropomorphisme, également. C’était une possibilité. N’empêche que dans l’œil vitreux, s’était un jour reflété le corps rachitique de Candy Allen et aujourd’hui, celui-ci avait perdu un énième miroir. Est-ce que du coup, lui aussi était un peu mort ? Comme on souffle une bougie pour en allumer une autre. Est-ce que la biche continuerait de vivre entre ses cils jusqu’à ce qu’il détourne son regard ? Candy savait qu’il l’oublierait – c’était dans sa nature désinvolte et égoïste, mais il était intimement persuadé que l’allemand chérirait le souvenir de l’animal comme s’il s’agissait d’une amie partie trop tôt.

Candy adresse un pouce à Albrecht lorsque celui-ci répète son nom de scène, un peu comme s’il lui intimait un « well done, bro » bien viril. Candy ne s’était jamais embarrassé de ce genre de parade, à vrai dire. Il ne voyait aucun homme comme son frère et par ailleurs, avait tendance à les trouver assez méprisables, alors, pourquoi leur dirait-il : bien joué ? Candy contemple ses doigts lorsque Albrecht lui demande ce que ça veut dire « vouloir pour soi » et lui-même se questionne sur son enchaînement brut de mots, quand on veut, n’est-ce pas toujours pour soi ? Nan. Y’a une différence liée à l’oppression que Candy ressent lorsque quelqu’un autre que sa mère utilise son prénom.

- T’as pas remarqué que quand un animal a un nom et un maître, le maître utilise tout le temps un petit nom qu’il a inventé ? Le chien a le nom pour les autres et le maître en utilise un autre. Voilà tout, explique t-il en tirant sur sa cigarette.

Il actionne son briquet pour enflammer la bouche l’autre, observe l’œil s’enflammer.

- Ben y’a des milliards de yeux et d’oreilles dans le monde, peuvent pas tous être ouverts en même temps, si ? Ou ils ne veulent pas ?

Dans les petites villes où les choses sont normées, l’inconnu attire l’attention. Mais il y’avait des chances qu’une réputation comme celle de la famille Edelstein soit parfaitement occultée dans une grande ville comme Raleigh. Candy se rappelle, lorsqu’il allait à Raleigh avec son père, des gens d’origine asiatique, il en voyait bien plus qu’ici. Cela ne voulait pas dire que le racisme n’avait pas lieu, mais il y avait une sorte de ciment qui colmatait les gens entre eux. A Stevenson le paysage était blanc et même si Albrecht était blanc, ça restait tout de même un allemand supplément fils de nazi, alors forcément, des idiots avaient rendu leur jugement.

- J’veux pas juger sur les apparences mais souvent ils ont un look un peu particulier. Et ils ne savent pas avoir honte. Ils savent même pas faire semblant, assure Allen en tripotant sa clope, se rappelant de l’un de ses cousins, communiste, endeuillé après que le Klux Klux Klan soit allé massacrer 4 des membres du parti local de Raleigh.

Le sol agonise alors que le bond pose la question que Candy s’est toujours posé, alors, il se contente de répondre, probablement parce que cette conversation est bizarrement intime et qu’il n’a pas la science infuse :

- J’en sais rien, j’ai jamais essayé. Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir, je crois bien, ajoute-t-il en regardant derrière Albrecht, au cœur des conifères.

L’obscurité les jauge, sûrement parce qu’eux-mêmes sont incapables de le faire.

Il se rend bien compte que ses propos sont décousus – ceux qui le fréquentent sont malheureusement habitués. Ce n’est pas pour se donner un genre, Candy a juste du mal à retracer la toile de ses mots, à garder le cap, les syllabes roulent sous sa langue et le cerveau s’éteint alors que l’histoire se dévoile. Il n’a jamais été un grand orateur, sans doute parce qu’il traîne principalement avec Gigi et qu’elle-même n’est guère bavarde. Candy parle presque d’une manière désespérée, manquant de sobriété, c’est à qui veut bien l’entendre et surtout, qui veut bien l’écouter.

Une marque de confiance ? Le propos est abscons aux yeux de Candy mais il ne réagit pas : en savoir plus ne le turlupine pas. Candy ne sait pas vraiment ce qu’est la confiance, c’est un être qui conserve sempiternellement une part d’ombre mêlée à de la honte, profondément enfouie, qui jamais ne sera confiée à autrui. C’est ce qu’il ose espérer, du moins. C’est comme enfiler un costume trop étroit – ça gêne, ça gratte et pourtant, on aime voir son corps ainsi compressé, comme sous l’emprise d’un impitoyable serpent. Dans ses mensonges, Candy est à peu près sûr de là où il se trouve. Et il a tout le loisir de refaire la peinture.

Tapisser son cerveau du vermeil qui coule au sol – il lui suffirait de se détourner, comme le fait vaillamment le pauvre Albrecht, mais il y a quelque chose d’hypnotique à observer la mousse verdâtre se gorger d’ichor. Le fleuve fourmille entre les branches errantes : tracera t-il son chemin jusqu’au cœur de la civilisation ? Candy singe la méditation en écoutant les paroles d’Albrecht.

- Dans ton miroir, tu te vois comment ? En colère ? Fou ? Flou ? Ou pas du tout ? questionne-t-il avant de songer que lui-même n’est pas certain de ce qu’il voit dans sa glace.

En général, il a juste tendance à se trouver très séduisant, bien évidemment.
Au-dessus de leurs têtes, le ciel ploie et tourne au gris. Candy observe d’un œil absent les nuages de coton s’évaporer en cyclone, avant de former une purée de pois qui commence à glisser lentement sur les arbres les plus au Nord. Il fait la moue. Tout cela n’augure qu’une seule et unique chose : une soirée merdique en solitaire, glaciale et humide. Cependant, Albrecht résonne avec Candy, de manière inattendue. A lui aussi, la biche lui manquera, semble t-il. Tout du moins, Candy Allen sait qu’il y pensera cette nuit, juste avant de s’endormir.

- Eh bien… on peut lui rendre un dernier hommage, si tu le souhaites.  L’important est sans doute de l’accompagner, puisque nous sommes là, baragouine Candy, avant de se demander comment est-ce qu’il pourrait bien propulser l’âme d’une biche au ciel.

Quelle oraison funèbre des plus étranges. Le nonchalant et l’ange blafard, couvert de sang. Le bourreau qui n’en avait pas l’apparence, la victime qui puait l’homicide. Il avait raison. Stevenson était une petite ville. Albrecht ne pouvait pas rentrer dans le bourg, aussi sale et puant. On trouverait le moyen d’inventer qu’il avait déchiré les tripes de l’animal avec ses dents.

- Je vis dans une caravane à l’entrée de la forêt. Si tu veux, tu peux t’y doucher et laver tes fringues. Rassure-toi, ça ne paie pas de mine, mais j’ai de l’eau chaude, ajoute t-il en notant qu’il a dit « je » et non pas nous, faisant de sa propre mère une pièce rapportée.

Une option au sein-même de son foyer. Quelle tristesse.

Le blond se questionne à voix haute sur l’hommage drapé de mystère que Candy compte offrir à la biche au destin mortifère. Comment faire hein, Candy se retrouve bien mal en point face à cette question déstabilisante. Il est dénué de théorie et de pratique, alors s’improviser prêtre dans ce sous-bois, a de quoi le perturber. Candy s’approche et déclare, d’un ton néanmoins hésitant :

- On ne peut pas l’enterrer. De toute façon, sa tombe serait détruite par des prédateurs. Devinant les éventuelles protestations d’Albrecht, il se contente d’ajouter : ils sentiront l’odeur de la dépouille, malgré les monticules de terre.

En réalité, il n’y a pas grand-chose à faire. Il suffit de tirer le rideau, mais il semble que sans un minimum de mélodrame, Albrecht sera incapable de tourner le dos à la scène sans être entravé par ses remords. En silence Candy se rapproche de la biche, marque un temps d’arrêt, comme s’il s’attendait à ce qu’elle s’éveille en un surprenant souffle. Comme une montagne qui s’écroule à l’envers. Rien. Ce n’est plus qu’un corps vide, qui n’attend qu’à être dévoré. Retourner à la terre, comme il se doit.

Alors Candy prend une inspiration, se penche et d’un doigt habile mais tremblotant, ferme à jamais les paupières rudes de l’animal. Son poil est dru et ras, désagréable au toucher. Lorsque la pulpe de son index effleure les cils de l’animal, elle s’enfonce sans qu’il ne le souhaite contre l’œil visqueux et pleureur. Il frissonne. Il se recule et se poste aux côtés d’Albrecht.

- Bon. Il tousse. On va faire une prière.

Instant de silence. Visiblement, Albrecht n’y connait pas grand-chose, en prière. En ce qui le concerne, Allen est encore un néophyte.

« Donne-lui, Seigneur, le repos éternel
Et que brille sur elle la lumière de ta face.
Qu’elle repose en paix. Amen. »

Il se signe.

- Tu veux ajouter quelque chose ?

D’un ton un peu impérieux. Celui du maître de cérémonie. Il y a quelque chose de cosmique en lui.

- Oui… je vis seul. Ne t’en fais pas, j’ai besoin d’aucun service. Je ne veux juste pas qu’on nous aperçoive et que l’on croie qu’on a commis un triple meurtre. On peut y aller ? demande-t-il, soudainement angoissée par la nuit qui tombe, les arbres sombres qui semblent se lier dans un linge funéraire qui risque de les engloutir.

Il s'interroge sur la psyché de ce jeune homme qui accorde la même importance à un animal qu'à un homme, qui aimerait asperger le ciel gris de céruléen pour qu'il soit plus accueillant et qui semble prier pour l'apparition fugitive d'un rayon de soleil qui viendrait réchauffer la chair morte de celle qui vient de quitter les entrailles de cette terre.

Y'avait-il quelque chose de blasphématoire dans son improvisation faussement catholique, dans cette manière de souhaiter un paradis pour cette pauvre biche ? Candy n'en avait aucune idée et à vrai dire, il s'en fichait presque. Qui seraient-ils, les témoins de cette étrange entrevue avec Dieu ? Des arbres ? Quelques oiseaux ? Qui donc jugerait leurs épanchements silencieux, les larmes d'Albrecht qui viennent lustrer ses baskets ?

- Je trouve que les enterrements sont encore plus tristes lorsqu'il fait beau, commente Candy qui de toute manière déteste les cérémonies.

D'autant plus lorsqu'il n'en est pas le centre de l'attention.
Et allez donc profiter de votre propre enterrement, hein...

Ils se mettent en marche dans un silence qui pourrait être gêné, mais à vrai dire, Candy se fiche de faire la conversation avec Albrecht. Il se fiche de faire la conversation avec qui que ce soit, par ailleurs. Il peut-être fort volubile mais bien souvent, il se mure dans le silence. Le temps est étrange : une lumière pâle voile le chemin, une brume humide alourdit les branches autour des deux jeunes hommes et pourtant, la matinée est déjà bien avancée. S'ils décidaient de faire demi-tour, jamais à court d'hommages pour leur compagne d'un jour, la retrouveraient-ils ? Ou dame-forêt s'employait-elle à occulter les traces de la sépulture de leur bien-aimée ?

Candy laisse échapper un rire lorsque Albrecht le questionne, assez maladroitement, sur son "mode" de vie. Ce n'est pas méprisant, mais plutôt le résultat de la surprise. Il ne s'attendait pas à ce que quelqu'un ait la naïveté de lui demander comment "c'était", de vivre dans une caravane, à l'orée des bois.

- Je pourrais partir. Mais je n'ai jamais vécu dans une "vraie" maison. Une maison normale, en ville. Soit dans une ferme, soit dans des motels ou des camions aménagés, ou une caravane comme celle-ci.

Toujours sur la route, avec sa pauvre mère et sa mentalité de hippie qui avait décidément mal vieilli.

- Ben tu vois, puisque t'es curieux... mon humble manoir, ironise t-il en désignant d'une main légère, la caravane orangée, baignée dans un soleil timide.