la problématique du banana split — ephraïm

Telle une balafre en travers de la face de Dieu, le soleil se découpait en demi-cercle scarlatin contre le ciel. Les dernières ardeurs en transperçaient les vitres du Bigfoot, et éclairaient de plein fouet jusqu'aux moindres recoins de celui-ci : les tabourets pendus aux lèvres du comptoir, l'embrasure de la porte des cuisines, le jeu de Dig Dug hors-service depuis des lustres — mais surtout les tables, à vrai dire, dont l'écrasante majorité était sillonnée par des charnières de graisse mal récurée. Assise à l'une d'elles, Sloane détaillait les alentours, avec ce petit air d'ennui distrait qu'on lui conaissait. Cette expression de contemplatrice était factice plus qu'autre chose (et un produit de son oisiveté avant tout) ; et pourtant, la Lucky Strike qui lui flamboyait à la bouche se démenait à cimenter le contraire. C'était étrange, à vrai dire, ce contraste que nul autre qu'elle-même ne pouvait percevoir. Là où Sloane semblait opérer une dramatique introspection, tout ce qui occupait son esprit était le nombre de minutes qui séparaient son banana split — déjà aux prises avec une tendre agonie — de sa décomposition totale.

                      La résonance de ses propres pensées lui arracha un pouffement, vite étouffé par la taffe sulfureuse qu'elle arracha à sa clope. Tout en délestant celle-ci de son excédent de cendres, Sloane tâcha d'oublier le banana split et de s'adonner à des réflexions mieux loties... Des réflexions qui ne la gorgeraient pas de cette étrange pudeur qui pouvait vous prendre ; face à quelconque de vos songeries ne rejoignait pas le moule du bienséant et du sublime.

Elle le savait bien : tout cela ne quitterait jamais le volcan qui lui faisait office de caboche — à moins, bien sûr, qu'elle n'en fasse la décision peu judicieuse. Mais ce fut avec une diligence pareille que Sloane se mit à partout quêter l'espoir d'une rêverie respectable : dans la lumière topaze du crépuscule, dans la contrefaçon de Licorice Marilyn pendue sur le mur d'en face ou dans la mélodie de Presley que crachotait le tourne-disque posé au bout du zinc (une énième tentative du gérant de parachever l'atmosphère fifties qu'il avait bricolé à grand-peine). Mais rien ne faisait. Tout revenait constamment à ce fichu banana split, et à sa fâcheuse manie de vous hanter avant même d'avoir atteint l'état de flaque tricolore à laquelle la chaleur le condamnait. Et au moment où Sloane se dit qu'elle se devait peut-être d'accorder un moment à cette problématique harceleuse, une silhouette atourée de morose et de fade, fit son entrée dans le diner dévidé.

s p o i l e r:

Une tonitruante sonate résonna au travers des lieux, presque aussitôt suivie par le couinement des gonds alors mis à rude épreuve. Sloane ne put réprimer un splendide sursaut, mais elle tâcha de le rendre imperceptible — et puis de se refaire une contenance, ça pouvait toujours servir. Son regard s'efforça de suivre l'inducteur de ce remarquable tapage. Il ne lui fallut pas moins de cinq secondes de sourcils froncés et de méninges tournant à plein régime pour  que ne se précise l'identité de l'inconnu au devant de ses prunelles ébahies. Ephraïm Woolf, bien sûr.

                             Non, certainement pas « bien sûr », à y réfléchir deux fois. À cette heure-là, Ephraïm devrait réviser ses psaumes chez lui — dans le silence feutré de la chapelle locale au mieux. Pas courir les restaurants miteux comme la jeunesse damnée qu'il semblait mépriser de tout cœur ; cette jeunesse-même dont Sloane faisait partie intégrante. Car Ephraïm et elle-même avaient toujours fait en sorte de cracher sur le microcosme où l'autre progressait, sur le peu de temps qui les vit se fréquentant (à peu près).

                             Dès les premiers jours, Ephraïm avait apposé ses iris sur elle. Mais son intérêt, au contraire de ses homologues, n'était non pas titillé par les échancrures éhontées qui caractérisaient ses sapes — pas du tout. Vraisemblablement bien davantage par la personne qu'elles recouvraient. On aurait dit que la seule et unique raison pour laquelle il scrutait Sloane en cours d'algèbre, était pour tenter de lui communiquer ce dédain que tous les puritains se croient permis.
Dès les premiers jours, Sloane l'avait perçu comme une sorte de gosse malhabile, encore emmailloté dans sa chrysalide trop veloutée pour que lui-même en perçoive le venin. Et cette chrysalide-là, elle avait toujours ressenti comme une sorte d'extrême besoin de crever, crever par tous les moyens. Ce fut pourquoi lorsqu'Ephraïm se dirigea vers l'assise d'en face, un milkshake à la main, Sloane détendit ses traits d'un sourire qu'elle souhaitait candide et accueillant.

— Non, pas vraiment.

Sa main, articulée de bandages crayeux, soutachés d'écarlate, repoussa l'assiettée de banana split d'une pichenette ; comme par elle-même, à vrai dire. Car ses yeux étaient incœrciblement fixés sur Ephraïm, et leur nuance scrutatrice démentait insolemment sa risette.

— Je travaille au magasin de disques. Tu sais, celui de Lenny ? C'est pas très loin : sur la principale, près du Blockbuster Video.

Sloane consuma un peu plus de sa cigarette, avant d'ajouter, histoire d'arrondir :

— Et... toi ?

Tout de cette discutaillerie fortuite relevait du normal — c'était une simple démonstration de bienséance, une piqûre de rappel relationnelle des plus légitimes... Sans doute là les pensées franchement fourvoyées de quiconque aurait eu cure d'observer la scène. Mais ses acteurs seuls savaient ce qu'il en était vraiment. Ils communiquaient par éclairs d'acerbité latente dans un océan d'imperceptibles ; menaient une rixe qui se jouait non pas sur paroles ou poings, mais par la tension qui habitait les seconds, et les non-dits qui flottaient autour des premiers.

Délicatement, Sloane déposa sa Lucky Strike encore embrasée contre le cendrier, alors déjà tapissé d'une petite plage de décombres poudreux. Et toujours avec la même lenteur stoïque, elle entreprit de resserrer ses bandages : tant et si bien qu'il s'écoula près d'une vingtaine de secondes de pur blanc avant que, comme si de rien n'était, elle ne rétorque à Ephraïm.

— Non ? Après tout, on est à Stevenson, pas à Los Angeles. Pour rappel : Stevenson n'est pas exactement le meilleur endroit pour avoir des projets.

Sa réponse est crue et succincte. Mais assez étrangement, il est possible d'y lire une sorte d'amertume vulnérable. On le sent, que ses rêves ont tous été avortés. On sent que cette ville cynique a étouffé la candide étincelle qui ondoyait en elle et allumé un brasier vulgaire, à peine crédible, à la place.

— Ah bon ? fit-elle sur un ton seulement à demi surpris. Ça ne m'étonne pas trop de toi.
— Et tu insinues quoi exactement, Ephraïm ? s'enquit Sloane avec une mimique d'étonnement outré.

Elle se ré-empara de sa clope et en arracha derechef une bouffée. Et derrière la confusion caligineuse de la fumée, l'ombre d'un sourire railleur.

À l'entente du pamphlet d'Ephraïm, Sloane est saisie d'hésitations. Elle ne sait que libérer du bagne sulfureux de sa bouche ; ou des paroles desséchées, ou un rire vide. Dure besogne que d'estimer qui était le pire — trop longue, d'ailleurs, pour que Sloane ne puisse piper la moindre réplique avant qu'Ephraïm ne s'éclipse dans un tourbillon acéré de ce qui semblait être de l'amertume.

                                       La jeune femme exhale un profond soupir, écrase la cerise de braise qui luisait à l'embout de sa cigarette contre le sol, et se fait devoir d'essayer de rattraper son ex-interlocuteur. Lorsqu'elle fausse compagnie à la fièvre hallucinée du diner, Sloane débouche violemment sur la fraîcheur de la vesprée. Ses prunelles s'attardent quelques secondes sur les étoiles qui poignaient à peine contre les soies du firmament, avant de se mettre à fouiller frénétiquement les alentours. Là-bas, tout près des pompes d'essence désaffectées, qu'il se tenait, avec son milkshake et ses rancœurs. Un bourgeon de mornifle se tortillait déjà au creux du poing crispé de Sloane — un bourgeon qui risquait à tout moment d'éclore, si ce gigantesque bouffon ne se tenait pas à carreau.

Elle ingurgita une grande bolée d'air. C'était une pitoyable tentative, vraiment, d'inhumer ses pulsions aux confins de ses poumons. Et qui ne porta pas d'autres fruits que de les convertir en dires venimeux ; qu'elle ne balança pas une seconde à cracher, une fois au niveau de leur destinataire.

— Je ne vais plus te mentir, Ephraïm. J'ai toujours pensé que tu étais un puritain et un cul béni, pour reprendre tes gracieux propos... Je le pense depuis notre enfance, pour tout te dire. Quand je te voyais te recroqueviller dans les recoins de l'église pendant les messes, ou quand tu refusais de jouer avec tout le monde et préférait potasser le Nouveau Testament sous la statue de la Vierge, comme un bon Samaritain.

                                      La poitrine prise de soupirs frénétiques, Sloane convint de marquer une pause. Le temps d'un battement de paupières seulement et elle continua sur sa lancée, sur cette même musicalité à la limite du terrifiant.

— Mais j'en ai eu la confirmation plus que tout quand on s'est retrouvés dans la même classe, tu m'entends ? Car tout en chouinant sur le fait qu'on te jugeait sans te connaître, tu dégoulinais toi-même de préjugés... C'est quand même putain d'hallucinant comment tu crois qu'être le gosse d'un prêtre te permet de dire ou penser quoi que ce soit sur des personnes que tu connais qu'à moitié !
— J'ai essayé d'arranger les choses, d'être la gentille sirène qui te sauverait de ta situation de merde. J'ai vraiment essayé. Mais apparemment, te faire tabasser par ton père et trimer en fac de théologie, c'est bien plus plaisant... N'est-ce pas ? Hein, Ephraïm ?

                             Tout ce discours avait été une envolée de sincérité passionnée, des mots que Sloane régurgitait pour se libérer le cœur et tenter d'utiliser la vérité crue comme onguent à la situation fâcheuse où ils barbotaient.
Jusqu'à cette toute dernière phrase : celle-là ne servait d'autre objectif que d'écraser consciencieusement le point où ça faisait mal, à ce gamin énervant.

Sans même être aussi expressif ni aussi brasillant de furie qu'elle-même, Ephraïm Woolf parvenait à instiller son venin en Sloane. Elle le sentait qui lui arrachait les parois de ses boyaux, elle en distinguait la course douloureuse au creux de ses veines, elle le percevait avec une acuité acide qui lui rongeait l'être — le véritable, celui qu'Ephraïm avait dès lors renoncé à essayer de voir. Sloane était franchement blessée. Elle n'aurait jamais cru que c'était cela qu'on pensait d'elle.

Les « espèce de salope » louvoyant dans les yeux sombres d'Ephraïm (de tout le monde, à vrai dire) ne l'avaient jamais touchée et ne la toucheraient jamais. Elle ne serait jamais l'une de ces gentilles filles qui, toutes adornées de blanc et enceintes jusqu'à la gorge, exhibent le même air de flegme béat, que cela soit à la messe ou sur le porche de leur maison superbement entretenue. Oui, elle ne le serait jamais, et ça ne la gênait pas plus que ça. Mais que le prénom de Sloane attire automatiquement des qualificatifs aussi crus, dans l'esprit ne serait-ce que d'une personne, la révoltait à souhait.
Durant un bon quarteron de secondes, Sloane contempla Ephraïm. La nitescence tremblotante dans son regard, la ligne épurée de son nez, la courbe angélique de ses lèvres. Elle pinça ardument les siennes, alors même que son attention se déportait sur le diner, dont les intérieurs transparaissant à grand-peine au derrière des vitres. L'absolu goujat qui servait de fils unique au propriétaire tentait de suivre la scène, tandis qu'il essuyait des verres à sundae avec un rictus carnassier. Cela se voyait à la manière dont il dandinait grossièrement son buste contre le comptoir, et au vif roulement de ses orbes.

Une moue dégoûtée agrippa les traits de Sloane. Elle ne discontinua certainement pas, une fois qu'Ephraïm fut de nouveau l'objet de son attention. En un éclair, sa main fusa et s'abattit en une mornifle sèche sur la joue de son vis-à-vis. Et ce fut d'un air impassible qu'elle examina l'impression lente, scarlatine, du fantôme de sa paume sur la gueule d'ange.

— Je ne peux pas vraiment te blâmer de ne faire aucun effort pour savoir, parce que je sais que tes préjugés te mettent des œillères incroyables. Essaie de te remettre en question.