vandalisme anodin (fran)

( vandalisme anodin )
@frances patterson

elle a son bonnet bien enfoncé sur le sommet de son crâne. la nuit tous les chats sont gris. ça fait un petit moment qu'gigi a rejoint une société secrète de celle qui a décidé de ne plus s'révolter en silence. il y a beaucoup de choses qui sont injustes à ses yeux, un peu trop d'ailleurs. gigi, elle ne veut pas être de celle qui attend les changements sans rien dire, sans en faire partie. aussi loin que cela puisse remonter, gigi avait toujours été une forte tête contrairement à sa grande sœur. il est étonnant de voir comment deux personnes puissent être aussi différentes en ayant été élevées par les mêmes parents.

sa sœur, elle ne s'entend pas si bien avec elle
si on avait voulu une famille unie,
ce n'était pas chez les fortune qu'il fallait atterrir
gigi, la seule personne de sa famille pour qui elle porte un peu d'estime, c'est son père
mais ce n'était pas comme ça avant,
avant le départ de papa,
avec maman par exemple,
gigi, elle était beaucoup plus patiente,
beaucoup moins en colère aussi

et ce soir, gigi, elle part vagabonder dans les rues vides de stevenson
si tard, pour que personne ne puisse l'apercevoir
d'ailleurs, pour mettre toutes les chances de son côté
elle est vêtue de noir
de la tête au pied
jusqu'à son bonnet
ça change de son béret

ses pas résonnent dans les rues
elle a un sac à dos qui laisse dépasser un nombre important de ce qui semble être des affiches
elle porte un pot, qui n'est rien d'autre que de la colle
ça fait plus d'une heure qu'elle vadrouille
qu'elle colle des affiches sur les murs
vandalisme anodin

La nuit est tombée sur Stevenson. Une drôle d'expression, quand on y pense, l'obscurité comme un voile qui vient se détacher du ciel pour s'abattre sur les maisons aux fenêtres qui alors s'éclairent comme autant de petits tableaux jaunes et brillants. Au village, les lumières bien vite s'éteignent ; tous ne dorment pas pour autant. Frances a repéré, depuis quelques mois maintenant, des affiches collées de part et d'autre, sur les poteaux, les maisons abandonnées, les murs gris de béton. Ce n'est pas normal -- ce n'est pas approprié. Des mots qui dénoncent, des mots qui frappent les regards. Fran, elle, elle aime les conventions, les règles, la propreté. Rien qui dépasse, c'est ce qu'on apprend chez les Patterson. Si les choses sont comme elles sont, c'est pour de bonnes raisons. Alors on ne fait pas de vagues, et on s'attend à ce que les autres en fassent de même.

Depuis aussi longtemps qu'elle s'en souvienne, son père est partie en patrouille la nuit, armé d'une lampe-torche et d'une carabine. C'est de famille : les frères ont suivi, et elle ensuite. On fait régner l'ordre sur Stevenson, et ce soir, elle a décidé de s'attaquer à ce fléau de colle et de papier. Frances part à pied, couverte d'un manteau kaki, chaud et trop large, conférant à sa silhouette une apparence singulière. Du faisceau de sa lampe, elle éclaire les recoins de la ville, nappée dans une couche de brouillard.

Un peu plus loin, des bruits de pas attirent son attention : elle se dirige vers eux. Dans la lumière, une silhouette sombre et frêle se dessine. « Hé ! Qui va là ? » Elle la hèle, avant de s'avancer doucement. En s'approchant, elle reconnaît la gamine Fortune, qu'elle a vue si petite, pour avoir passé tant de temps avec sa sœur aînée. « Gigi ? Qu'est-ce que tu fous là ? » l'interroge Fran en arrivant à son niveau. Elle pose les yeux sur le seau de colle qu'elle porte à la main : la réponse semble évidente. Elle lui accorde cependant le bénéfice du doute, à la faveur de la nuit.

même la nuit, on ne peut pas être tranquille.
gigi, elle ne demande pas grand chose - juste qu’on l’oublie pendant quelques heures même quelques petites secondes mais non, elle a toujours quelqu’un accroché à ses basques. elle entend une voix derrière elle (hé ! qui va là ?)
et merde pense-t-elle
elle fait rouler les paupières. elle ne sait pas encore qui cela peut être mais indéniablement, la voix s’adresse à elle. il y a comme fucking personne d’autre ici.

gigi s’était déjà faite choper par les flics, il y a quelques temps mais ils n’avaient jamais assez de preuve pour l’accuser de quoique ce soit. l’oiseau rebelle reprend toujours très vite son envol. on ne sait pas vraiment si elle est inquiète à l’idée de se faire arrêter. gigi, elle se croit protéger par on ne sait quoi, on ne sait qui sauf qu’en fait un jour elle fera une bêtise plus grosse qu’elle qui l’enverra directement à la case prison sans passer par la case départ.

mais pour ce soir, gigi pourrait se faire accuser de vandalisme, les preuves sont dans ses mains. d’ailleurs elle se hâte de déposer le pinceau au fond du pot de colle et d’en refermer le couvercle.

les pas se font de plus en plus proche et dans sa tête se forme des excuses à la chaîne plus ou moins plausibles. gigi, elle est capable de mentir comme elle respire. avec une mère comme la sienne, on ne pouvait avoir meilleur maître. elle s’arrange avec la vérité, comme l’ensemble de sa famille. le mensonge en deviendrait presque génétique

(gigi ? qu’est-ce que tu fous là ?)
elle se retourne, il fallait qu’elle connaisse la personne - c’était tout de même plus probable que ce soit une connaissance même vague, qu’un simple inconnu. non, les inconnus préfèrent venir directement chez elle.

elle se retourne lentement, presque d’une façon mélodramatique pour mieux défendre sa cause
et puis elle voit fran, hum ok. même si ce ne sont pas les flics, elle n’en était pas moins rassurée parce qu’elle la connaissait la patterson et gigi savait qu’elle n’était pas du genre à lâcher l’affaire facilement.
- FRAN-CES PA-TTER-SON !
qu’elle articule, essayant d’y mettre un peu de joie est de rythme
pour paraître un peu sympathique
- j’regarde les étoiles
premier mensonge
- et toi, qu’est-ce que tu fais dehors à cette heure ?
gigi, elle s’en fiche de savoir ce qu’elle fait là mais de poser la question à peut-être le mérite d’essayer au moins de détourner la discussion vers des banalités.

Voilà qui ne va pas lui faciliter la tâche, à Fran. Elle aurait préféré un inconnu, ou mieux encore, un nouveau venu à Stevenson. Ces derniers sont rares -- ça ne rend que plus satisfaisants de leur découvrir des vices cachés, un peu comme un jeu. Car ils en ont, souvent. Pourquoi viendrait-on se perdre ici sinon ? Plus rares encore sont ceux à rester, à s'installer pour de bon, après un avertissement de la confrérie qui ne lésine jamais sur les moyens mis à la dissuasion. Généralement, ils s'en vont très vite, procurant une grande satisfaction à ceux qui œuvrent à la tranquillité de la bourgade (il n'y a pas de plaisirs qui ne peuvent être savourés, dans l'ennui des petites villes). Ce n'est pourtant manifestement pas le cas ce soir, et c'est au contraire, l'une des filles de Stevenson - one of our proud daughters, pourrait-on lire sous une photo de Gigi dans le journal local - qui vient de se faire pincer.

« Gisèle... » Fran soupire quand sa jeune interlocutrice articule son nom, comme on le fait lors de retrouvailles impromptues avec une amie de longue date : on en est ici pourtant loin. Elle détache chaque syllabe, jusqu'à la terminaison de Frances que plus personne ne prononce plus depuis longtemps. « j'regarde les étoiles. » elle répond avec un air innocent, et on aurait presque envie de la croire, tant la nuit est claire et le temps s'y prête.
« Tu regardes les étoiles en transportant un pot de colle ? » lance Fran, perplexe, voire carrément soupçonneuse.

« Je cherchais l'auteur de ces collages, » elle déclare, lampe torche braquée sur l’œuvre de Gigi. « Je crois bien que je l'ai trouvée. » La conclusion est sans appel.
Comment tu vas t'en sortir, là ?