journée de merde -- léo

La sonnerie s’arrête
les élèves sont toujours agglutinés dans les couloirs du lycée
Agatha aussi
elle est devant son casier et elle récupère les bouquins dont elle a besoin
son premier cours de l’après-midi c’est les sciences
tandis qu’elle referme son sac à dos qui pend à l’une de ses épaules
quelques ricanements s’élèvent d’un côté du couloir
l’adolescente tourne la tête pour jeter un coup d’œil à ce qu’il se passe
un attroupement se forme au milieu de nulle part
Agatha fronce les sourcils
elle ne bouge pas pour l’instant
et referme lentement,
son casier
Agatha ne quitte pas des yeux le tas d’élèves qui s’épaissit là-bas
il y a une embrouille
le coeur de l’adolescente bat plus vite ;
sa curiosité gagne
alors la lycéenne s’approche de la scène qui a lieu à l’instant
elle bouscule gentiment quelques camarades pour voir
quelle horreur
c’est son meilleur ami
avec les autres brutes la
Agatha n’ose pas intervenir tout de suite
son corps est comme,
figé
(par la peur)
mais dans sa tête elle se dit qu’il faut y aller
Agatha a l’impression d’avoir les deux pieds enfoncés profondément dans le sol
elle détourne le regard
elle réfléchit
et puis

l’alarme incendie sonne au-dessus de toutes les têtes
le son est insupportable
les étudiants baissent la tête comme si ça allait changer quelque chose et,
ils se bouchent les oreilles en se dispersants
ils vont tous vers les issues de secours les plus proches pour,
comme indiqué en cas d’incendie,
aller dans la cour de récréation du lycée
mais,
il n’y a pas de feu
c’est Agatha qui a couru jusqu’à l’autre couloir pour la déclencher
c’était son idée
sa seule peut-être puisqu’elle n’osait pas s’interposer entre les mecs qui se battaient
c’est effrayant les bagarres qu’elle se dit en revenant
d’un pas très lent
jusqu’au couloir d’avant
son meilleur ami est encore là et il est vivant
il est debout
mais comment il va ?
Agatha s’arrête à côté de lui et elle ramasse les affaires qui sont par terre pour l’aider
elle ne lui dit rien
il entendrait rien de toute façon,
avec l’alarme incendie qui sonne encore

quand même elle lui fait signe de venir avec elle,
eux aussi doivent sortir
c’est la règle
même si,
ils ne risquent pas de mourir dans les flammes aujourd’hui
n’est-ce pas Agatha ?

« Rien de cassé ? »

Qu’elle demande à son pote en le regardant une fois qu’ils sont dehors
que dis-je ?
elle le dévisage

@léo robinson

Tu as envie d’hurler. Tu as envie de fuir et de retrouver ta solitude bien aimée. Pour sûr que tu n’aimes pas te retrouver là à subir leurs coups et leur intolérance. Et l’habitude de subir les brimades et la douleur ne retire rien à l’horreur de ce que tu vis. Mais pour une fois, on te frappe pour toi. Avant, c’était parce que tu étais le fils de deux ‘tapettes’, parce que tu avais commis le crime d’avoir deux pères que tu aimais plus que tout. Là on ne te frappe pas à cause de ça, on te frappe parce que visiblement c’est marrant. Parce que t’es la victime, le looser de service et que t’es fait pour ça. Parce que t’es incapable de la boucler quand on te provoque. Parce que t’es impulsif et qu’en plus t’as la fâcheuse tendance à ne pas utiliser des gentils mots. Chez toi les insultes viennent bien trop facilement, ce qui ne fait que jeter de l’huile sur le feu. Ce qui fait que les coups viennent remplacer les mots. T’as eu le temps de placer toi aussi une ou deux frappes mais… A trois contre un, surtout lorsqu’on est une crevette comme toi, quelle chance tu pouvais bien avoir ? Aucune. Strictement aucune.

Et finalement, lorsque l’alarme incendie vient te percer les tympans, tu as presque l’impression que c’est une intervention divine qui vient d’avoir lieu. Même si tu ne crois pas en Dieu, même si, si il existe, il doit probablement vous haïr toi et ta famille et que tu le lui rend bien. Tandis que les élèves se dispersent dans les couloirs pour rejoindre la cour telle une nuée d’oiseaux frénétiques, tu te redresses, utilisant les casiers pour t’aider à tenir sur tes jambes tremblantes. T’es dans un sale état, ton visage et ton ventre te font affreusement mal mais tu sers les dents. Hors de question de lâcher une larme, de montrer ta douleur malgré le coquard qui commence déjà à gonfler ton œil droit. Tu passes ton poignet sous ton nez pour en essuyer les quelques gouttes de sang qui en sont sorties et grimace un peu lorsque, par inadvertance tu touches cette zone douloureuse qu’est devenue le centre de ton visage. Tu relèves la tête, t’apprêtant toi aussi à quitter le couloir lorsque tes prunelles tombent dans une paire d’iris bien connues. Tu observes Agatha ramasser tes affaires éparpillées au sol et il ne te faut pas longtemps pour comprendre que dieu n’a rien à faire dans ton sauvetage, en revanche Agatha oui. Tu évites son regard pour ne pas voir la pitié, tu ne veux pas de pitié, même pas de la part d’une de tes amies. Tu veux juste qu’on te laisse vivre ta vie sans t’emmerder à tout bout de champ. Sans que tu aies à raser les murs pour éviter la confrontation. Cependant, tu la suis lorsqu’elle quitte le couloir, une fois assuré que tu ne vas pas t’effrondrer sur tes propres jambes. Vous rejoigniez un coin éloigné de la cour, à l’abri des regards et tu te laisses glisser contre un mur jusqu’à finir assis par terre, les genoux relevés, un bras posé sur ces derniers. Tu as tiré la manche de ton pull noir sur ta main droite et tu la gardes sous ton nez pour prévenir un éventuel écoulement de sang, les yeux perdus dans l’immensité du ciel gris de mars. Tu as la rage dans les veines et la haine au coeur et pourtant tu ne fais rien, tu restes silencieux. Mais à l’intérieur ça bout, ça tourne et tu as l’impression que tu pourrais te transformer en brasier destructeur à la moindre étincelle. Tu secoues la tête en réponse à sa question. Tu as déjà eu le nez cassé et tu sais que c’est beaucoup plus douloureux que ça. Cependant, tu ne veux pas encore parler, pas encore persuadé d’être capable de garder ton calme. Alors tu gardes le silence tandis qu’en sourdine le hurlement de l’alarme et le brouhaha des élèves vous parviennent toujours.